Un cours sur la versification en Seconde - année scolaire 2012-2013
En dix ans, j'ai essayé un certain nombre d'approches* pour faire une séance autour de la versification qui réactive les savoirs des élèves, se débarrasse des conceptions erronées, applique le savoir aux textes, et qui laisse les élèves, si ce n'est dans un état de béatitude, tout au moins ne les assomme ni ne les ennuie pas trop.
Il semblerait que cette année, j'y sois arrivée. J'en profite pour la partager, au cas où elle pourrait dépanner quelqu'un. C'est également l'occasion pour moi de parler de la menée et de la préparation d'un cours en groupes.
Objet d'étude, séquence et progression sur l'année
La séance est la seconde de la séquence, après la découverte du corpus et l'avis des élèves sur les textes qui leur plaisent le plus (2). Elle se déroule lors d'un cours en demi-groupe (environ 15 élèves) qui a lieu de façon hebdomadaire dans l'emploi du temps.
La progression sur l'année a évidemment suivi l'ordre chronologique auquel les objets d'étude du programme invitent. La séquence dans laquelle s'inscrit cette séance est donc l'avant-dernière de l'année (1).
Elle s'intitule "Le poète et la mort": fondée sur un groupement de texte de Lamartine à Desnos, elle a pour but de mettre en lumière l'articulation des évolutions de la poésie, les différents moyens d'expression du poète et les enjeux du lyrisme.
Ma préparation personnelle
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Ma préparation personnelle a consisté en une analyse comparée du corpus proposé. Cette analyse comparée, sans pour autant viser un niveau universitaire, se place volontairement au-dessus de ce que je pense que les élèves pourraient trouver par eux-mêmes avec leurs propres moyens, dans le temps en classe. Elle correspond plutôt à la lecture analytique que je ferais si je faisais encore des cours en face-à-face pour lesquels l'enseignant donne le plan, ou pour lesquels il "guide" fortement les élèves. C'est la lecture analytique que j'aurais pratiquée il y a encore trois ans et que je ne pratique plus. Il s'agit donc d'un travail qui ne me servira pas sous cette forme. En revanche, il me permet de me placer dans une perspective didactique où je sélectionne les savoirs importants, je les mets en perspective sous l'angle des élèves et de leurs acquis. Je m'inclus des petites notes qui me permettent de me remettre en mémoire ce que nous avons fait précédemment et qu'ils pourront réinvestir dans cette analyse, ou des oeuvres que je pourrais consulter si les élèves souhaitent que je développe un point particulier. |
Pourquoi est-ce que je ne m'arrête pas là? Pourquoi est-ce que je ne fais pas cette séance telle quelle?
Tout simplement parce que l'expérience m'a appris que même s'il s'agit d'une séance valorisante pour moi ("Oooh, regardez comme il est beau mon cours!"), elle ne laisse que peu de traces sur les élèves.
Qui, parmi les enseignants, osera affirmer qu'il n'a jamais, quand il était élève ou étudiant, recopié "en automatique" en pensant à autre chose? Or, qu'en reste-t-il après? Des bribes de savoirs déconnectés, que l'on peut éventuellement apprendre grâce à la trace écrite, mais qu'il est difficile (voire impossible pour certains élèves) de mettre en application.
Je dois également prendre en compte le fait que cette séance aura lieu de 11h à midi pour le premier groupe et de midi à 13h pour le second groupe, alors que les élèves sont en classe depuis 8h. Croire qu'ils vont suivre et s'impliquer dans ce qu'ils vont copier, croire qu'ils vont tous participer de façon active si l'on procède sous forme d'un cours en face-à-face avec échange participatif, est parfaitement illusoire.
Mieux vaut une séance "les mains dans le cambouis". Les élèves ne verront pas tout, loin de là (3). Mais je devrais avoir l'attention de 90% des élèves et ils devraient (avec emphase sur le conditionnel (4)) se souvenir de ce qu'ils auront vu et manipulé.
Travailler en groupes dans le temps en classe: un savoir-être à construire
C'est à partir du mois de novembre que nous avons commencé à travailler en groupes. Nous sommes en mai, les élèves en ont à présent l'habitude puisque nous le faisons deux à cinq fois par séquence.
Il y a néanmoins tout un savoir-être à construire pour le travail en groupe. Ce savoir-être repose sur trois éléments:
- l'espace: deux tables sont placées face à face pour que les élèves aient de l'espace. Ils peuvent étaler leurs feuilles, organiser leur espace de travail. De plus, les chaises supplémentaires me permettent de m'installer à leur table, à leur niveau. Ils peuvent choisir d'être côte-à-côte devant l'activité, ou face-à-face. Ils peuvent se déplacer pour aller chercher un dictionnaire.
Nous créons en fait avec la mise en espace un ensemble d'ilôts, dans lesquels chaque groupe devient le seul responsable de sa production, mais avec l'assurance que je passerai près d'eux régulièrement.
- l'enjeu de l'activité: comme peu d'enseignants de Lettres pratiquent les activités en groupe (et cela sera valable pour tous les enseignants de matières où ce n'est pas habituel), les élèves peuvent croire que youpi, en fait, on peut faire ce que l'on veut (traduction: ne rien faire du tout). L'activité doit donc avoir un enjeu, ce qui s'apprend.
Généralement, le premier cours en groupes est assez chaotique, ce n'est qu'en prenant conscience des enjeux (la séance aboutit à une production écrite évaluée ; le travail de la séance devra être réinvesti dans l'évaluation sommative ; c'est la seule séance que l'on fera sur le sujet et à partir de maintenant l'enseignante avancera comme si c'était acquis, etc.) que les élèves s'y mettent.
Cela prend bien deux ou trois cours en groupes avant que ne s'installe une véritable "éthique" de travail de groupe. Les élèves après, et seulement après, vont y prendre plaisir, ce qui devient un enjeu en soi: je suis le producteur de mon savoir/savoir-faire, qui se construit dans l'échange.
- le dialogue: dans le travail de groupe, le dialogue est triple.
Il y a d'abord et avant tout le dialogue élève <-> élève à l'intérieur du groupe. Il est bien entendu fondamental à la construction des savoirs, mais aussi à la prise de confiance et l'autonomie des élèves. Il peut arriver même que deux groupes dialoguent entre eux.
Il y a ensuite le dialogue élèves <-> enseignant. L'enseignant qui reste à son bureau, qui se lance dans tout autre chose (remplissage de son cahier de textes ou tout autre variante), va mener immédiatement l'activité à son échec. Il doit être impliqué dans la production des élèves. Il lui faut donc circuler entre les tables constamment: il répond aux questions qui lui sont posées, de préférence en s'installant à côté des élèves (très important, en particulier pour les élèves les plus introvertis et timides) ; il entend ce qui se dit et intervient au débotté, d'une remarque en passant ; il motive les élèves qui "coincent" ou ceux qui ne font rien ; il arrête les bavardages non liés à l'activité en cours (5). Oui, c'est épuisant. Mais le dialogue construit le vaut bien.
Le dernier dialogue est élèves <-> textes. Le groupe doit interroger les textes, s'y confronter. Si seule la glose compte, alors le savoir ne saura pas être appliqué. J'ai donc volontairement choisi de ne pas distribuer une feuille de rappel des règles de versification.
Le dialogue implique nécessairement un certain niveau de bruit dans la classe. Le bruit n'est pas confusion ni bavardage si l'activité fonctionne: il est échange. Il faut donc l'accepter.
Lancement de la séance
Le lancement de la séance correspond donc à différents temps:
- les élèves organisent les tables ;
- les élèves s'installent et sortent leurs affaires (ces deux premiers points sont ritualisés et les élèves les font donc très rapidement en fin d'année scolaire) ;
- j'explique l'activité aux élèves ;
- les élèves commencent.
Je projette au tableau la base de la carte heuristique que les élèves vont devoir développer (6). Depuis septembre, nous ne faisons nos plans qu'avec des cartes heuristiques (7). Ils sont donc en terrain connu. De plus, ils ont déjà fait quatre questions transversales (deux qui ont été faites en autonomie et évaluées). En choisissant ces aspects connus, donc rassurants, ils peuvent se concentrer sur le contenu.
L'intitulé de la question, l'observation & la réactivation des acquis
La question destabilise quelques rares élèves qui, trop habitués à ne travailler sur la forme que dans l'analyse et non pas dans le plan, manquent cet aspect de la question ou ne savent pas trop comment l'aborder. Comme je passe dans les rangs, je peux rapidement remédier à cela.
Pour les autres, c'est plus un questionnement: "On regarde quoi?" Ils se creusent la tête. Certains groupes trouvent en quelques secondes qu'il faut s'interroger sur les différents types de rimes, les alexandrins (comme s'il n'y avait que les alexandrins... et je n'aide pas à rompre cette conception avec le corpus que j'ai choisi, hélas!) ...
Nous sommes là dans les acquis du collège. La plupart sont parcellaires, vacillants.
Au fur et à mesure des interventions des groupes que j'entends lors de mes déplacements, j'ajoute un nuage de mots.
Il contient des éléments qu'ils connaissent: alexandrins, strophes... Il contient aussi des mots qu'ils ne connaissent pas mais qu'ils cherchent: "Madame, comment on appelle quand il n'y a que deux vers dans une strophe?", "Madame, comment on appelle quand il n'y a pas des syllabes toutes pareilles? Mais pas comme Lamartine, parce que Lamartine elles ne sont pas toutes pareilles, mais en fait oui parce que ça se répète."
Il leur manque les mots, mais l'observation est juste et fine. Ils se posent les bonnes questions.
C'est aussi l'occasion de constater les conceptions erronnées. Dans le cas du vers libre, c'est la Bérézina! Il est confondu avec la prose. J'attire donc l'attention des élèves sur le nuage de mots afin qu'ils puissent retrouver ce terme qu'ils ont vu (en principe) au collège et je m'amuse à citer M. Jourdain.
C'est maintenant que le travail de groupe prend toute sa force: non seulement les élèves mettent en commun leurs acquis, mais en plus mon passage de groupe en groupe me permet de prendre un temps individuel pour chacun et de me concentrer sur les difficultés ou conceptions erronnées de chacun. En effet, même s'il y a des récurrences, il y a aussi des questions plus pointues de la part de ceux dont les acquis sont plus solides, et des questions qui seraient considérées comme "stupides" et qui n'auraient jamais été posées en travail en classe entière de la part de ceux dont les acquis sont fragiles.
Ils interrogent véritablement les textes: de tous les côtés, je vois des élèves en train de compter sur leurs doigts le nombre de syllabes. J'ajoute rapidement au tableau un rappel sur la façon de compter la métrique car parfois les dodécasyllabes prennent deux pieds de plus ou en perdent un: "Je vous jure, Madame, là il y en a 13!"
Ils interrogent véritablement les textes: de tous les côtés, je vois des élèves en train de compter sur leurs doigts le nombre de syllabes. J'ajoute rapidement au tableau un rappel sur la façon de compter la métrique car parfois les dodécasyllabes prennent deux pieds de plus ou en perdent un: "Je vous jure, Madame, là il y en a 13!"
La construction du plan
La construction du plan est l'occasion pour les élèves de mettre les notions en relation, de s'interroger sur la pertinence de l'organisation qu'ils choisissent: "Si on fait une partie sur la rime, une autre sur le rythme, est-ce qu'on peut en faire une troisième sur la ponctuation? Parce qu'après tout, cela appartient au rythme."
Ce sont de bonnes questions: ils sont "les mains dans le cambouis", ils interrogent véritablement les textes. Si tout fonctionne comme prévu, il devrait leur en rester ce mode d'interrogation et les questions même, qu'ils pourront alors réinvestir sur d'autres poèmes, dans d'autres circonstances.
La fin de séance et le travail dans le temps hors-classe
Une heure est un temps bien entendu trop court pour finir la carte heuristique, qui doit contenir les axes, les textes, les exemples pour chaque texte et l'analyse de ces exemples.
A la sonnerie, je demande aux élèves de finir, en groupe, le travail et de me l'envoyer par e-mail avec une date limite de réception. Je leur propose pour cela d'utiliser FreeMind qui est libre et multi-plateforme et permet d'exporter la carte en .pdf.
Cette trace sera alors la trace écrite de la séance.
Voici quelques-uns des travaux d'élèves reçus:
Bilan de la séance
Les élèves ont été actifs (à l'exception de deux, trois élèves, dont le problème d'investissement est récurrent). Des conceptions erronnées ont été enlevées. Le travail de manipulation a permis d'entrer dans une réflexion sur la forme poétique qui enrichera notre lecture analytique commentaire sur Rimbaud et qui permettra, je l'espère, une réaction intéressante lorsque nous étudierons le poème en prose lors de la prochaine séquence.
C'est pour moi une séance qui a fonctionné, non seulement parce qu'ils ont fait et réussi ce qu'ils ont fait, mais surtout parce qu'ils ont pu se poser de bonnes questions, et, par là-même, voir l'articulation de l'évolution des différentes formes poétiques.
Est-ce que je regrette de ne pas avoir pu parler du lied? Est-ce que je regrette de ne pas avoir travaillé sur la forme narrative? La véritable question est: est-ce que c'était mon objectif? Non. Donc, pas de regrets à avoir.
Notes
(1) Au vu du nombre de séances qu'il me reste avant la fin de l'année officielle et de l'exode inéluctable des élèves vers la plage, je suis aussi en retard que le lapin blanc d'Alice.
(2) Pour information, le concours de popularité est remporté haut la main par "Le Dormeur du val", suivi de "Demain dès l'aube" et "La Loreley" au coude-à-coude, puis "Le Lac"... Et Desnos, le pauvre, n'a remporté aucun suffrage!
(3) Ont-ils besoin de tout voir? Non seulement il s'agit d'élèves de Seconde, mais en plus seuls trois dans la classe sollicitent une orientation en L.
(4) Etant TZR, je ne pourrai pas vérifier la qualité des acquis à long terme. Je me contente de me fier au trois-quart des ouvrages pédagogiques qui l'attestent, et à l'expérience des collègues que je connais et qui pratiquent aussi ce type de cours.
(5) Il est assez étonnamment extrêmement facile de repérer des élèves qui parlent de tout à fait autre chose que de l'activité en cours!
(6) J'utilise l'app iThoughts HD pour iPad. Mon iPad est connecté au vidéo-projecteur de la classe à l'aide de la prise ad hoc.
(7) Il existe une différence entre la carte heuristique et la carte mentale. Bien que le terme "carte mentale" pourrait paraître plus approprié à ce que nous faisons en classe, je lui préfère le terme "carte heuristique" car elle est élaborée par tâtonnements successifs, elle n'est pas n'est un but en soi mais le support d'une réflexion, enfin elle est peu lisible pour des élèves extérieurs à la classe qui n'ont pas participé à son élaboration! Si vous voulez en savoir plus sur les cartes heuristiques, j'ai rédigé quelque chose sur le sujet: allez dans l'onglet Dys et consultez la partie "Cartes heuristiques".
(2) Pour information, le concours de popularité est remporté haut la main par "Le Dormeur du val", suivi de "Demain dès l'aube" et "La Loreley" au coude-à-coude, puis "Le Lac"... Et Desnos, le pauvre, n'a remporté aucun suffrage!
(3) Ont-ils besoin de tout voir? Non seulement il s'agit d'élèves de Seconde, mais en plus seuls trois dans la classe sollicitent une orientation en L.
(4) Etant TZR, je ne pourrai pas vérifier la qualité des acquis à long terme. Je me contente de me fier au trois-quart des ouvrages pédagogiques qui l'attestent, et à l'expérience des collègues que je connais et qui pratiquent aussi ce type de cours.
(5) Il est assez étonnamment extrêmement facile de repérer des élèves qui parlent de tout à fait autre chose que de l'activité en cours!
(6) J'utilise l'app iThoughts HD pour iPad. Mon iPad est connecté au vidéo-projecteur de la classe à l'aide de la prise ad hoc.
(7) Il existe une différence entre la carte heuristique et la carte mentale. Bien que le terme "carte mentale" pourrait paraître plus approprié à ce que nous faisons en classe, je lui préfère le terme "carte heuristique" car elle est élaborée par tâtonnements successifs, elle n'est pas n'est un but en soi mais le support d'une réflexion, enfin elle est peu lisible pour des élèves extérieurs à la classe qui n'ont pas participé à son élaboration! Si vous voulez en savoir plus sur les cartes heuristiques, j'ai rédigé quelque chose sur le sujet: allez dans l'onglet Dys et consultez la partie "Cartes heuristiques".
* Mes précédentes expériences pour faire travailler la versification aux élèves ont inclus: une fiche de rappel des règles accompagné d'un sonnet à écrire ; une fiche de rappel des règles avec des questions guidées sur trois poèmes de Rimbaud (en temps en classe et en temps hors classe) ; une lecture analytique courte uniquement sur la versification d'un poème (généralement un sonnet correspondant à la séquence en cours) ; un cours magistral suivi d'une "application" lors d'une lecture analytique commentaire (que celui qui n'a jamais eu la tentation du cours magistral à ses débuts me jette la première pierre!).