Autour d'une évaluation différenciée - année scolaire 2012-2013
Qu'est-ce que la pédagogie différenciée?
La pédagogie différenciée part du constat que dans une classe, un professeur doit enseigner à des élèves ou des étudiants ayant des capacités et des modes d'apprentissages très différents. Elle tente de donner une réponse à cette hétérogénéité des classes par des pratiques adaptant à chaque élève les programmes d'études, l'enseignement et le milieu scolaire. Bien souvent, l'enseignant ne va plus être le centre de la classe mais va mettre l'enfant ou l'activité comme intérêt central. De plus, ces pédagogies ont souvent pour but le développement personnel de l'enfant.
Définition de Wikipédia, article "Pédagogie différenciée", en date du 25/02/13
De nombreux ouvrages existent sur la pédagogie différenciée. Personnellement, j'ai une préférence pour ceux de Carol-Ann Tomlinson que je recommande toujours à qui veut mieux comprendre cette pédagogie.
Bien qu'ils s'adressent à un public d'enseignants de primaire et de premières années de collège, la plupart des pistes qu'ils proposent peuvent être adaptées en lycée.
Vous trouverez ses ouvrages sur le site de Pirouette Editions.
Une évaluation différenciée, dans un ensemble différencié
Le travail préparatoire
Dès le début de l'année, lorsque nous commençons à travailler les exercices de l'EAF, mes élèves de Seconde sont en situation différenciée.
La fiche de méthode d'un exercice de l'EAF leur est donnée à lire à la maison. Au cours en demi-groupe suivant, je vérifie rapidement s'ils ont des questions, puis ils commencent les exercices.
Je mets sur une table plusieurs feuilles d'exercice, portant sur différents savoir-faire et compétences: généralement, on trouve "orthographe/syntaxe", "construction/raisonnement", "analyse". Pour chacun de ces savoir-faire et compétences, ils ont le choix entre deux niveaux de difficultés: niveau 1 et niveau 2.
Je joue le rôle de "barista" derrière la table: ils se déplacent et viennent choisir celle qui leur conviendra le mieux. Je les conseille s'ils le souhaitent.
Ils partent ensuite travailler en groupes de deux ou trois maximum et je me déplace dans la classe, m'asseyant à côté d'eux pour les aider à résoudre leurs difficultés (1).
Ils peuvent faire un exercice, plusieurs, tous. Prendre une feuille, la reposer, en prendre une autre. Utiliser l'ordinateur pour accéder à la Dropbox de la classe ou Wikipédia.
Les élèves me sollicitent pour avoir mon avis sur leurs exercices, ils peuvent aussi éventuellement me les envoyer par e-mail pour que j'y jette un coup d'oeil. Il n'y a pas de correction formelle générale, puisque chaque groupe doit trouver sa voie ; toute correction est donc individuelle au travail du groupe.
L'évaluation zéro
La deuxième séance en demi-groupe est consacrée au lancement de l'évaluation zéro.
L'évaluation zéro est une évaluation "pour du beurre" comme disent les enfants. Il y a un seul ou deux niveaux de sujet (selon l'exercice de l'EAF). Les élèves se répartissent à nouveau en groupes de deux ou trois (les mêmes) et commencent le sujet, avec tous les moyens à leur disposition (y compris, moi).
Lancer l'évaluation zéro en classe permet d'éviter l'écueil des premiers moments face à un nouvel exercice et la grande question: "Maintenant, je fais quoi?" En effet, je suis là pour répondre à leurs besoins, et, éventuellement, j'interviens s'ils commencent leur travail par une étape qui ne devrait intervenir qu'après. Ils peuvent aussi me demander de valider leurs choix s'ils ne se sentent pas sûrs d'eux-mêmes.
L'évaluation zéro est terminée à la maison, en groupe ou individuellement au choix de l'élève, rendue, et corrigée, avant le devoir évalué qui a lieu en classe quelques jours après.
L'évaluation en classe
Nous travaillons chaque exercice une fois à tour de rôle, au rythme d'un par mois. En principe, arrivés en décembre, les élèves ont fait un sujet d'invention, une question transversale, un commentaire. Je ne commence la dissertation qu'en janvier pour une première évaluation en février.
Cela signifie qu'à partir de décembre, nous faisons un exercice pour la seconde fois.
Lors de l'évaluation en classe, les élèves peuvent me solliciter. Je choisis de répondre ou pas au cas par cas. Le dictionnaire est le seul matériel autorisé. Pour en finir avec "Mais je regardais mon portable pour avoir l'heure, Madame... J'vous jure!", je lance une horloge en ligne quelconque trouvée par Google qui s'affiche en plein écran et je tourne l'écran de l'ordinateur vers eux.
J'évalue (sans notes, j'y reviendrai sans doute dans un prochain billet), je rends un corrigé détaillé qui reprend leurs conceptions erronnées, propose d'autres pistes méthodologiques qui correspondent à leurs difficultés propres et qui contient une bonne copie, faite par mes soins, mais inspirée par leurs travaux et qui correspond à ce que j'attends d'élèves de Seconde à ce moment-là de l'année.
La seconde évaluation: une évaluation différenciée
Si l'un des objectifs de la première évaluation est de permettre aux élèves de trouver leurs marques avec l'exercice (gestion du temps, gestion des difficultés posées par les savoirfaire et compétences à mettre en oeuvre, tâtonnements qui seront sanctionnés ou validés lors de l'évaluation), la seconde est l'occasion pour certains de prendre leur envol, pour d'autres de consolider tranquillement.
En janvier 2013, ma classe de Seconde a fait pour la seconde fois la question transversale. C'était alors l'occasion de leur proposer une évaluation différenciée.
Un exemple: la question transversale n° 2
L'objet d'étude dans laquelle elle s'inscrivait
Nous travaillions sur l'objet d'étude "Genres et formes de l'argumentation au XVIIè et au XVIIIè". Nous avions commencé par une première séquence fondée sur un groupement de textes, intitulée "Images du pouvoir" et qui faisait la part belle aux fables de La Fontaine. Nous venions de commencer une séquence sur Candide, de Voltaire, toujours dans le cadre de cet objet d'étude.
Le travail fait en classe autour de cet objet d'étude, au moment du devoir, avait donné lieu à deux lectures analytiques-commentaires et deux lectures analytiques courtes, ainsi qu'une étude et plusieurs travaux de recherches.
Les élèves avaient donc des acquis a priori solides sur les différents procédés de l'argumentation et le genre de la fable.
Le sujet
J'ai choisi un corpus unique, composé de trois fables de La Fontaine: "Le lion et le rat", "Les obsèques de la lionne" et "La génisse, la chèvre et la brebis en société avec le lion".
A ce corpus étaient alors associées trois questions de niveaux différents :
- niveau 1: par quels moyens le fabuliste fait-il passer son point de vue?
- niveau 2: pourquoi peut-on dire que ces textes sont des apologues?
- niveau 3: quelles images du pouvoir nous sont proposées par ces fables?
Le niveau 1 reprenait terme pour terme la problématique qu'ils m'avaient proposé pour la lecture analytique commentaire faite en classe sur "Le loup et l'agneau". Le niveau 2 permettait aux élèves scolaires qui avaient bien appris de s'appuyer sur quelque chose de sécurisant pour eux (les connaissances), tout en ayant la difficulté de les transposer dans l'analyse. Le niveau 3 proposait une question de type bac général, dépourvue de référence explicite à des connaissances-soutiens.
Choix des élèves
- 20 élèves ont choisi la question niveau 1.
- 6 élèves ont choisi la question niveau 2.
- 8 élèves ont choisi la question niveau 3.
La prise de décision de l'élève est partie intégrante, bien entendu, du processus de pédagogie différenciée. En effet, l'élève doit s'évaluer, choisir ce qui est lui correspond le mieux et qui correspond le mieux à ses habiletés.
Certains choix sont surprenants: telle bonne élève, qui pourrait s'en sortir avec la question niveau 2, voire 3, prend le niveau 1 (pour se rassurer? Pour avoir la possibilité de consolider?) ; tel élève, pas en difficulté mais avec des difficultés (y compris des difficultés à travailler sérieusement...), choisit le niveau 3 (par bravade? Parce qu'elle semble être la question que l'on peut le plus facilement "improviser"?). D'autres choix ne sont pas surprenants du tout, et les élèves ont souvent choisi judicieusement.
Correction et résultats
L'évaluation (non notée) fut corrigée, évaluée par la fiche de compétences (là encore, j'y reviendrai sans doute dans un futur billet) et rendue. Un corrigé temporaire et moins complet que d'habitude fut mis en ligne sur Dropbox, mais non imprimé.
Pourquoi pas imprimé, distribué? Parce que le travail était bien en-deçà de mes attentes! La grande majorité des copies témoignaient d'un manque criant de préparation, certaines même étaient une véritable régression. Après discussion avec les élèves, il faut blâmer un état d'apathie générale, assez courant en janvier dans toutes les classes, mais qui a été vivement senti par tous les enseignants de cette classe à cette période.
Remédiation: l'évaluation positive
Quand la prof fait les gros yeux...
L'enjeu de cette seconde question transversale était pour moi très important, puisqu'à l'exception d'un "bac blanc" qui leur sera proposé en mai, c'était la dernière de l'année qu'ils faisaient. Jei leur ai donc reproché leur manque d'investissement et j'ai fait fortement valoir l'enjeu que cette question transversale représentait dans leur travail de l'année.
Une seconde seconde évaluation
Je leur ai alors imposé de refaire leur devoir.
Les conditions de travail étaient les suivantes: à refaire à la maison, de préférence individuellement, mais avec la possibilité de collaborer pour s'aider ; pas de contrainte de temps ; utilisation autorisée du classeur (qui contient donc le corrigé complet de la précédente question transversale, la fiche de méthode, les lectures analytiques, etc.) et du dictionnaire ; obligation de refaire l'évaluation au niveau initialement choisi.
La remédiation permettait également une diversification, personnelle à l'élève, des moyens employés pour répondre à l'exercice.
La menace: tout devoir non rendu dans les temps sera fait en heure de retenue. Tous les devoirs ont été rendus.
L'évaluation positive
Comme il n'y a pas de notes dans ma classe, la question du remplacement de la note n'a pas été posée.
J'ai opté pour une évaluation positive. L'objectif était pour moi, non pas de les situer sur une échelle extérieure (leur niveau par rapport à la totalité du paquet, leur niveau par rapport à des attentes "absolues") mais personnelle: avaient-ils ou non amélioré leurs copies?
L'évaluation comprenait donc quatre "grades": vu (pas d'amélioration constatée), + (une légère mais appréciable amélioration), ++ (beaux efforts, belle amélioration), +++ (le travail est grandement amélioré et correspond parfaitement à ce qui est attendu de toi).
J'ai choisi de restreindre autant que possible les annotations en marge pour leur préférer les + (dans le cas d'éléments positifs), ou les vagues (dans le cas d'éléments négatifs). Une telle simplicité a l'avantage de souligner défauts et atouts, mais aussi de prendre le temps de s'attarder sur les éléments positifs, qui sont parfois laissés de côté et pris pour acquis ("Ben oui, c'est bien. C'est normal, c'est ce que j'attends de lui. Je ne vais tout de même pas lui dire que c'est bien qu'il fasse ce que je demande, non?").
Résultats
Le résultat est extrêmement positif.
Sans note et avec un enjeu "dernière question transversale", tous les élèves ont joué le jeu et ont utilisé uniquement le classeur (j'ai peut-être un soupçon, pour une copie... mais rien de dramatique). Certaines copies témoignent de la collaboration entre élèves, ce que je considère aussi comme une démarche positive.
Seulement 4 copies ne contiennent aucune amélioration. Toutes les autres sont des améliorations, allant de la petite amélioration, à de très belles améliorations.
A l'issue de cette évaluation, je peux dire que tous mes élèves, à l'exception d'un nombre très restreint, ont compris les attentes et les enjeux de la question transversale et savent y faire face. L'analyse des exemples reste délicate, bien sûr, mais l'ensemble des copies témoigne d'une réel investissement pour faire mieux sur ce point.
Que faire des élèves qui restent en difficulté?
Pour certains d'entre eux, le problème dépasse le cadre pédagogique du cours de français et nécessite un travail de l'équipe complète. Pour deux d'entre eux, leurs copies de remédiations témoignaient du même défaut que leurs copies initiales: mauvaise compréhension de la méthode, pas de lecture attentive du corrigé de la question transversale n°1, pas de travail de comparaison personnel entre le corrigé n°1 et sa propre copie n°1. Cela sera l'objet, je pense, de séances d'A.P. futures pour effectuer ce travail avec les élèves, vérifier leurs pratiques, les guider vers de "bonnes pratiques" de remédiation.
Bilan de l'évaluation différenciée et de sa remédiation
A travers cette évaluation différenciée et sa remédiation, les élèves ont pu véritablement consolider leurs acquis. Les sujets ont permis à chaque élève de faire des choix en fonction de ses habiletés et de ses goûts personnels (prise de risque, se rassurer, s'appuyer sur les acquis scolaires...). Les choix ont été dans leur grande majorité des choix éclairés, révélant une bonne autonomie et auto-évaluation des élèves (ce dont je ne suis pas peu fière). La remédiation a, elle aussi, permis de développer l'autonomie, mais encore un travail de fond nécessaire: la réutilisation judicieuse des acquis et des ressources. Le travail en classe un peu bâclé a permis également de réveiller leur sens des responsabilités et ils ont relevé ce défi avec brio lors de la remédiation. Enfin, que cela soit dans l'évaluation en classe ou lors de la remédiation, chacun a pu travailler sur les compétences et savoir-faire qui lui correspondaient le mieux, ou à contraire, se confronter à ceux qui lui posaient des difficultés urgentes à résoudre.
Notes
(1) Quand on joue vraiment le jeu d'un cours en côte-à-côte, c'est bien plus épuisant qu'un cours en "frontal"!